L’énoncé à la première personne dans la littérature française du XVIIe siècle : roman, mémoires, littérature épistolaire
Abstract
Dans le travail présenté, notre objectif était d’interroger la présence aussi bien que la fonction de l’énoncé à la première personne dans les genres majeurs en prose de la littérature française du xviie siècle : roman, mémoires, production épistolaire. En effet, après la licence baroquiste des trois premières décennies du siècle qui ne rechigne pas devant le recours à l’énonciation sous la forme du « je », suit la période d’une prohibition distincte de l’usage de la première personne dans les œuvres destinées à la publication ou à la diffusion plus ou moins intentionnelle. Certes, la haine pascalienne envers le « je » est emblématique quant aux partis pris éthico-esthétiques de la plupart des esprits de l’époque : si le « je » n’est pas toujours autant « haïssable », il est pour le moins incongru, voire indécent, puisque la subjectivité ne saurait être l’objet d’un dévoilement trop direct si ce n’est dans le but d’un examen lucide des vices personnels qui appellent à une auto-correction. Nous avons insisté sur l’impact des idéologies théologiques de l’époque, en particulier du jansénisme dont l’austérité morale a déteint incontestablement sur les normes à la fois éthiques et esthétiques. Cette conjoncture exceptionnelle de la morale régnante et des codes esthétiques a été à l’origine de la quasi-prohibition du « je » de la littérature, cette instance « égoïste » qui se veut « le centre du tout » selon la récrimination pascalienne. Cependant, le « je » ne pouvait pas tout simplement déserter des écrits littéraires : sa présence persiste tout au long du siècle, qu’il s’exhibe ouvertement, masqué, ou se serve des genres littéraires où sa présence est protocolaire, comme c’est le cas de la littérature mémorialiste ou épistolaire.
Après le propos préliminaire, nous traitons des trois genres littéraires pour en donner un aperçu panoramique tout en insistant sur la fonction de l’énoncé à la première personne, imposée par les structures génériques des œuvres d’un côté, et des codes tant éthiques qu’esthétiques qui présentent à l’époque une interférence inouïe. Cela dit, en ce qui concerne le roman, soit il use librement des séquences homodiégétiques et/ou autodiégétiques, soit il les évite soigneusement. Dans le premier cas, la tolérance de l’énoncé à la première personne est à chercher dans l’architecture des romans-fleuves du xviie siècle qui ne connaissent pas encore les interdits classicistes : la structure « débordante » du roman pastoral (L’Astrée) n’a pas pu – ou n’a pas voulu – éluder les séquences dites monologiques. Suit la période du roman héroïco-idéaliste qui fleurit après les années cinquante du xviie siècle et qui respecte en revanche les normes éthico-esthétiques intronisées par le classicisme dorénavant régnant. La réaction au roman pastoral, et en particulier au roman héroïco-idéaliste, donnera naissance à ce qu’on appelle l’antiroman : la présence du « je » autodiégétique dans le roman parodico-burlesque, notamment chez Scarron, représente non seulement un correctif parodique aux romans idéalistes, mais une structure spéculaire ayant pour but d’interroger le roman en tant que genre avec ses dispositifs fonciers. La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette est évoquée en tant qu’une innovation à la fois formelle et conceptuelle quant au genre romanesque où la présence du « je » diégétique est éludée par le biais de la technique – à la fois ingénieuse et déroutante pour les contemporains – de la focalisation interne.
Les mémoires et la littérature épistolaire, tout en continuant une longue tradition générique, s’inscrivent positivement dans ce qu’on appelle aujourd’hui le champ de l’écriture de soi. Cela dit, nous avons essayé de montrer l’impact du purement subjectif dans ce type des écrits, en nous penchant sur les œuvres canoniques et représentatives pour ces formes littéraires – Mémoires de Cardinal de Retz et Lettres de Mme de Sévigné. Les écarts par rapport aux normes classicistes ne sont pas rares, avec en outre un positionnement auctorial de plus en plus réfléchi (les effets prémédités sur l’instance réceptive, le métatexte, une rhétorique adaptée au goût et au champ d’attente du public ciblé…). La conclusion de notre travail insiste sur la présence plutôt fréquente de l’énoncé sous la forme du « je » malgré les interdits éthico-esthétiques de l’époque. Néanmoins, les circonstances multiples – idéologiques, politiques, technologiques etc. – ne permettaient pas encore un libre usage de la première personne dans un but peu ou prou gnoséologique, et non idéologique : l’instauration d’un vrai protocole autobiographique n’apparaîtra que dans le siècle suivant avec les Confessions de Rousseau.
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